Contre la mort

Gonzalo Rojas

Je m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe.
Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour.
Je préfère être de pierre, être sombre,
à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire
à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.

Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité
au milieu de la rue et à tous les vents :
la vérité d’être vivant, rien que vivant,
avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.

Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines
à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous
à voler au-delà de l’infini
si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre
hors du temps des ténèbres ?

Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien.
Mais je respire, et je mange, et je dors même
en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller
les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de
ciment sous terre.

Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit,
mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils
passer, passer, passer, passer à chaque minute
pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir
le sang encore chaud dans les cercueils.

Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore
la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris
d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile,
parce que moi-même je suis une tête inutile,
bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est
que d’attendre un autre monde depuis ce monde.

On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien
d’aller chercher si loin l’explication de la faim
qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil
dans la grâce du ciel, éternellement.

***

Gonzalo Rojas (1917-2011) poète chilien

Berceuse pour un mourant

Je serai mieux dans ce cimetière
ce petit cimetière
chantant
radieux
niché dans un
fouillis de branches et d’oiseaux

au bord de cette mer azurée
sous ce cyprès élancé

je pourrai mieux
y pleurer
ton ciel éploré
tes nuages en souquenilles
ton boueux novembre
tes bougies larmoyantes
tes lugubres tombes
ô patrie…

***

Aleksander Wat (1900–1967)